Hermann Broch, poète ou philosophe « malgré lui » ?

« Il ne fut pas un romancier d’une part, un poète d’autre part et, à d’autres instants, un écrivain de pensée. Il fut tout cela à la fois et souvent dans le même livre. Il a donc subi, comme bien d’autres écrivains de notre temps, cette pression impétueuse de la littérature qui ne souffre plus de la  distinction des genres et veut briser les limites. » (M. Blanchot, Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p.152)

Un philosophe oublié

Hermann Broch (Vienne, 1886 – New Haven, 1951), écrivain et philosophe viennois, s’exile aux États-Unis en 1938 et y reste jusqu’à sa mort. Son œuvre compte des essais et des romans, dont certains sont traduits en français : Les Somnambules1, La Mort de Virgile2, Les Irresponsables3, Le Tentateur4 Ce penseur viennois est toutefois peu connu du public pour ses essais alors que les écrits théoriques représentent presque la moitié de son œuvre complète en 13 tomes5 publiée par le spécialiste, biographe et éditeur de Broch, Paul Michael Lützeler. Les écrits philosophiques de Broch comptent plus de 600 pages6 sans compter l’étude intitulée Théorie de la folie des masses7 publiée à titre posthume en 1979 dans l’édition allemande et traduite en 20088.

En 1955, dans son introduction au recueil d’articles Création littéraire et connaissance9, Hannah Arendt (1906-1975) présente Hermann Broch comme un écrivain « malgré lui » ; son fils H.F. Broch DeRothermannremet en question cette expression et lui préfère celle de « philosophe malgré lui10. » De telles divergences soulignent que Broch souffre d’un manque de connaissance11 et de reconnaissance. La traduction des essais composant Logique d’un monde en ruine et, plus récemment, de la Théorie de la folie des masses, l’écrit majeur resté inachevé, est l’occasion de revenir sur un auteur et une œuvre encore trop peu connus. Ces articles, parue en 2005 (soit plus de cinquante ans après la mort de Broch survenue en 1951), lèvent en effet le voile sur une facette méconnue du penseur Broch et augurent d’un progrès pour la connaissance et la diffusion de sa pensée en France.

Logique d’un monde en ruine

Logique d’un monde en ruine (2005) est constitué de six articles choisis par l’éditeur et traduits pour la première fois en français par Pierre Rusch et Christian Bouchindhomme. Ils ont été écrits entre 1931 et 1936 (à l’exception du dernier essai, datant de 1946), c’est-à-dire avant l’exil américain. Ces « essais philosophiques » rédigés durant la période viennoise de Broch s’inscrivent ainsi dans un champ intellectuel et philosophique déterminé puisque Broch prend part aux débats de son temps sur la psychanalyse, la musique, le langage ou la philosophie des sciences. Il s’oppose, en particulier, au programme du « Cercle de Vienne » autour de Moritz Schlick (1882-1936) et Rudolph Carnap (1891-1970) et à l’univocité de leur « conception scientifique du monde », pour reprendre le titre de leur manifeste12. Celui-ci (souvent appelé Manifeste du Cercle de Vienne), paru en 1929 sous le titre Wissenschaftliche Weltauffassung, der Wiener Kreis, tout comme les textes de Moritz Schlick, Otto Neurath, Rudolf Carnap (entre autres), publiés dans la revue Erkenntnis à partir de 1930, prennent parti en faveur d’une philosophie des sciences libérée de toute métaphysique. Selon le Manifeste, les énoncés du théologien et du métaphysicien « ne disent rien, mais ne sont en quelque sorte que l’expression d’un sentiment de la vie », expression qui doit se faire par l’art, la musique, au lieu d’utiliser le langage qui « simule » un « contenu théorique13. »  Pour Broch au contraire, la connaissance scientifique n’est pas suffisante ; il s’oppose à la réduction de la connaissance aux propositions scientifiques, et réhabilite la métaphysique — comme on va le voir, par exemple, dans le troisième essai. Par ces prises de positions, Hermann Broch apparaît comme un penseur « viennois » aux prises avec son temps, en réaction au positivisme logique.

Le premier article, « Logique d’un monde en désintégration »14(1931), donne son titre au recueil et reprend le motif essentiel de la désintégration, thème prédominant des essais sur la « dégradation des valeurs » contenus dans Les Somnambules. Ce motif hante en effet l’œuvre romanesque et théorique de Broch : le dernier volet de la trilogie, achevée l’année de rédaction de cet essai, comprend ainsi des considérations similaires à ce texte (sur le style notamment), dans les digressions essayistiques : « [i]l reste que le style est un comportement global de l’homme, qu’il ne se limite pas et ne doit pas se limiter à la création artistique » 15. » (32) Retraçant et éclairant l’histoire de la pensée depuis le Moyen Âge, Broch convoque Hegel, Kant, la Scolastique et la Renaissance pour mettre en lumière sa théorie des valeurs puisque « [t]out système de valeurs auquel l’homme s’est soumis, auquel l’humanité s’est soumise, est à la fois une réflexion théorique qui prétend à l’absoluité et un fait empirique, par conséquent historique […]. » (19) On peut rapprocher ces remarques de l’avant-dernier essai, « Réflexions sur le problème de la mort de la civilisation » (1935), quipropose une réflexion sur « l’esprit du temps » (Zeitgeist) : Broch y affirme la capacité de l’art à refléter l’esprit d’une époque en exprimant sa totalité (125) puisque l’art exprime l’Idée (127). Cette mystique est fondatrice de l’humanité et de la civilisation pour l’auteur (127) — on trouve là encore des propos comparables dans Les Somnambules.

Le contexte viennois culturel et historique de ces « essais philosophiques » marque ces écrits, comme en témoigne l’article intitulé « Remarques sur la psychanalyse du point de vue d’une théorie de la valeur » (1936),où Hermann Broch entend « apporter un complément méthodologique à la construction du modèle psychique freudien » (46) à l’aide de sa philosophie des valeurs. Le modèle freudien est fondé sur le principe des deux pulsions de vie et de mort, alors que, selon lui, un modèle de savoir doit avoir pour base un principe moteur unique (52). L’objectif de Broch est donc de ramener ces forces imaginaires à une racine commune (53) et d’expliquer leur lien pour pallier le « déficit théorique » (54) de ce modèle. Broch conclut, à partir de sa théorie des valeurs, que les pulsions ont une racine commune (73), à savoir « l’inéluctable mouvement d’élargissement du Moi ».

Nous pouvons au passage noter le caractère prophétique de l’analyse de Broch qui évoque déjà (en 1936) « la déformation nazie de la pulsion de mort et de la pulsion victimaire au service de la conservation de l’espèce » (50) — ce qu’il illustrait dès l’année précédente dans son roman visionnaire, Le Tentateur16.

Dans le troisième article intitulé « Connaissance par la pensée et connaissance par la poésie » (1933), Hermann Broch, de formation scientifique17, dénonce la « scientificité » (83) à l’œuvre depuis le XIXe siècle, s’opposant ainsi au positivisme du « Cercle de Vienne ». Constatant la « scientifisation de la pensée » avec le processus d’autonomisation des différents domaines de valeurs (guerre en soi, philosophie en soi, militarisme en soi) qui va de pair avec l’absolutisation et la « purification » de ces derniers, qui entrent en concurrence, Broch défend au contraire l’unité et la totalité de la connaissance et revalorise les voies de la connaissance non scientifiques, celles de la poésie ou de la pensée : « La connaissance scientifique et la connaissance artistique, en effet, sont deux branches d’un seul et même tronc, celui de la connaissance pure et simple » (93). L’objectif de l’art comme de la science est la connaissance qui est une synthèse des savoirs rationnels et irrationnels, synthèse incarnée à ses yeux par Goethe (1749-1832).

Les « Réflexions relatives au problème de la connaissance en musique » (1934) défendent ainsi l’idée d’une connaissance irrationnelle qui ne peut s’exprimer dans le langage. Selon Broch, de cette connaissance irrationnelle découle un savoir qui peut être rationnel : « tout acte rationnel particulier présente des composantes intuitives et irrationnelles », estime-t-il (105). Une connaissance irrationnelle est ancrée dans l’homme (102), cette trace d’une connaissance universalisée supra-langagière et supra-rationnelle (100) est un « pré-savoir », un « savoir supérieur » qui prend la forme d’un sentiment18 (102). Cette « connaissance irrationnelle — et la connaissance artistique en premier lieu — se distingue de la connaissance scientifique par la prétention à la totalité que comporte chaque acte artistique singulier. » (111)

Enfin, le dernier et plus long texte, écrit une décennie plus tard, durant son exil américain, « Des unités syntaxiques et cognitives » (1946) reprend et développe en partie cette idée : Broch y évoque « l’intuition » renvoyant au savoir préalable à la connaissance. Il revient sur la sphère inconsciente nécessaire pour élaborer une théorie de la connaissance et rejette l’attitude positiviste anti-métaphysique (154, 161).

Ces « essais philosophiques » abordent la question de l’unité de la connaissance, mêlant savoirs rationnels et irrationnels. Broch apparaît ici comme un penseur au croisement des disciplines, convoquant différents savoirs pour fonder sa théorie de la connaissance : la confrontation avec la musique, la psychanalyse, l’art, la philosophie ou encore le langage dévoile la volonté de Broch de saisir l’unité du logos. L’auteur souligne le pouvoir de l’art, connaissance irrationnelle qui exprime l’esprit d’une époque ; le troisième essai affirme ainsi, dans sa conclusion, l’éternité de l’œuvre d’art, contrairement aux principes scientifiques, ce qui illustre les limites du seul rationalisme. Au regard de ces réflexions et de l’importance qu’il accorde à l’art, reconnaître Broch comme un romancier, un artiste apparaît alors peut-être comme le plus bel hommage.

La traduction de ces essais inscrit Broch dans l’actualité et est l’occasion de découvrir cet « écrivain malgré lui ».

Djéhanne Gani

notes

1Les Somnambules [1956-1957], éd. revue et augmentée, trad. de P. Flachat et A. Kohn, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1990, 727 p.

2La Mort de Virgile, trad. d’A. Kohn, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1955 (1990), 444 p.

3Les Irresponsables, trad. d’A. R. Picard, Paris, Gallimard, coll. « Du Monde entier », 1961 (1980), 296 p.

4Le Tentateur, trad. A. Kohn, Paris, Gallimard, coll. « Du Monde entier », 1960 (1991), 517 p.

5 Chez Suhrkamp, à Francfort.

6 Ils représentent deux tomes de l’édition complète Hermann Broch, en 13 volumes édités par Paul Michael Lützeler (Francfort, Suhrkamp, 1975-1982) : Philosophische Schriften, 1975 (KW9/1 et 9/2).

7Théorie de la folie des masses, trad. de Pierre Rusch et Didier Renault, Paris, Tel-Aviv, Éditions de l’éclat, 2008. On lira par ailleurs dans le dossier « Actualités d’Hermann Broch » (Acta fabula, février 2010, vol. 11, num. 2) un entretien avec les deux traducteurs.

8 Voir le compte rendu sur Acta fabula.

9Création littéraire et connaissance, éd. et introd. de H. Arendt, trad. d’A. Kohn, Paris, Gallimard, coll. « TEL », 1966 (1985), 378 p.

10 H.F. Broch DeRothermann,« Hermann Broch, mon père », in Europe. Robert Musil/Hermann Broch, n° 741-742, 1991, p. 87-94.

11 Je traduis la formule de Paul Michael Lützeler dans un article paru dans Die Zeit en 2001 : « gerühmt und unbekannt ».

12 À ce sujet, voir en particulier : Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, édition publiée sous la direction d’Antonia Soulez, Paris, Presses universitaires de France, 1985 ; Jans Sebestik et Antonia Soulez (éd.), Le Cercle de Vienne : doctrines et controverses, nouvelle éd., Paris, Budapest, L’Harmattan, 2001.

13 Je reprends ici les propos de Vincent Ferré, dans « Le cycle du savoir : modèle encyclopédique et théorie chez Proust et Broch », dans A. Besson, V. Ferré, Ch. Pradeau (éd.), Cycle et collection, Itinéraires et contacts de cultures n°41, 2008, p. 77.

14 Nous pouvons souligner le choix des traducteurs, qui préfèrent « désintégration » à « dégradation » pour traduire  « Zerfall », contrairement à l’option retenue par leurs prédécesseurs pour Les Somnambules.

15 Plus loin, Broch précise que « la pensée aussi porte en elle le style de son époque » (ibid.) – à comparer avec Les Somnambules, op. cit., p. 459.

16Le Tentateur (Der Versucher) est la traduction d’une compilation de versions de Die Verzauberung [Le Sortilège] – à partir de la première version de 1935, que Broch a retravaillée. Les choix de l’éditeur ont été critiqués, voire controversés : voir Sigrid Schmid, Hermann Broch, éthique et esthétique, trad. d’Olivier Mannoni, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, p. 101-102.

17 Broch, on le sait, a abandonné son métier d’ingénieur textile en 1927 pour se consacrer à l’écriture.

18 On voit ici comment Broch s’oppose au Cercle de Vienne pour qui la métaphysique débouche sur des sentiments qui ne peuvent pas fonder une théorie – voir supra la présentation générale de l’ouvrage.

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Djéhanne Gani

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pour citer cet article

Djéhanne Gani, « Hermann Broch, poète ou philosophe « malgré lui » ? », Acta fabula, vol. 11, n° 2, « Actualité d’Hermann Broch », Février 2010, URL : http://www.fabula.org/acta/document5518.php. DOI : https://10.58282/acta.5518

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