Il n’aura jamais été autant question de mixité sociale et scolaire que sous ce deuxième mandat d’Emmanuel Macron, et cela malgré lui et son projet politique, comme l’indique la mesure des groupes de niveaux de la réforme du choc des savoirs. Quant à l’ambitieux Plan mixité promis par Pap Ndiaye, alors ministre de l’Éducation nationale, le Secrétaire général de l’enseignement catholique – largement majoritaire dans le secteur privé – l’avait rapidement démenti et réaffirmé la liberté de recrutement des établissements privés sous contrat, ce qui de facto limite tout projet en faveur d’une mixité sociale et scolaire. Malgré elle, l’éphémère ministre Amélie Oudéa – Castera a replacé la ségrégation scolaire au cœur du débat public, à travers la question de l’enseignement privé sous contrat. L’actualité politique se conjugue avec la publication d’ouvrages scientifiques sur la ségrégation sociale et scolaire. À peine quelques semaines après la sortie de « Ghetto scolaire » de Najat Vallaud Belkacem et de François Dubet, Youssef Souidi publie « Vers la sécession scolaire ? ». Pour le chercheur, la ségrégation sociale et scolaire est une marque de notre système éducatif. S’il décrit une mécanique de la ségrégation au collège, son ouvrage entend échapper à tout fatalisme et expose des analyses tout comme des solutions.
Vous êtes économiste, le lecteur peut s’étonner de prime abord, que la question de la ségrégation sociale et scolaire soit un champ de recherche en économie. Quelle est votre approche ?
Le niveau d’éducation est un élément déterminant de la croissance économique, c’est donc par-là que les économistes ont commencé à s’intéresser à ce sujet. Une deuxième raison est qu’une partie importante du budget de l’État est consacrée à l’éducation, aux questions de l’égalité des chances de manière plus générale. L’économie s’intéresse à l’efficacité des politiques publiques à atteindre leurs objectifs, à moindre coût. C’est pour cela que la recherche en économie s’intéresse à ces questions, mais ce livre dépasse la recherche en économie, il prend appui sur d’autres disciplines, notamment la sociologie et l’histoire.
La crainte d’un nivellement par le bas est souvent exprimée quand il est question de mixité, sociale et scolaire, peut-être pour les classes plus favorisées ? Est-ce que la mixité ne profite qu’à ceux qui sont en difficulté ?
Peut-être que les élèves les plus défavorisés gagnent plus que les élèves les plus favorisés dans le sens où les études montrent que la concentration forte d’élèves socialement défavorisés dans un même établissement a des effets plutôt négatifs, en termes d’émulation. C’est pour cela que la ségrégation peut être plus défavorable aux défavorisés que pour les élèves les plus favorisés.
Plus de mixité ne nuit pas aux élèves plus favorisés, et l’on voit même un type de gain pour ces élèves. Par exemple, l’estime scolaire de soi peut progresser. Je mets en corrélation élève favorisé, bon niveau scolaire et défavorisé socialement et inversement car ça l’est dans les faits.
Si je suis à Henri IV, il y a un 1er et un dernier de la classe. Est-ce qu’il vaut mieux être dernier de la classe dans un établissement élitiste ou tête de classe dans un établissement plus mixte ? Ce que l’on voit dans les études, c’est qu’il vaut mieux être dans la seconde configuration. Il y a aussi la question plus large de cohésion sociale. Quelques études commencent à montrer que la mixité a des effets favorables sur l’absence de préjugés ou en termes d’acceptation sociale ou ethnique.
Pour les classes favorisées, cette question d’estime scolaire peut paraître secondaire, car le statu quo peut très bien leur convenir. D’ailleurs, c’est ce qui explique l’absence de politiques publiques. Les familles favorisées sont plus réticentes à la mixité sociale et donc pour le politique, il y a peu d’intérêt à s’en prendre à une catégorie sociale qui vote beaucoup pour une politique qui bénéficierait potentiellement à des familles qui votent beaucoup moins.
La ségrégation ethnique est peu documentée en France, à rebours des États-Unis ou de l’Allemagne par exemple, vous parlez d’une question « taboue ». Que pourrait-elle apporter à la recherche ?
En Allemagne ou aux États-Unis, les données ethniques sont documentées. Avec la publication des IPS, on a vu que le fait d’objectiver la question sociale permet de documenter le débat public et depuis il est difficile d’ignorer cette question, je trouve cela plutôt positif. Toutefois, en mettant cela sur la place publique, je crains l’utilisation de ces données par les théoriciens du grand remplacement par exemple. Pour autant, je pense que c’est une question qui devrait être posée et que l’on évacue, finalement comme je le fais moi-même dans mon livre après avoir rendu compte des rares études françaises sur la question.
On devrait discuter des avantages et inconvénients d’un point de vue du débat public. Du point de vue de la recherche, on aimerait savoir jusqu’à quel point la variable de concentration de difficulté sociale et celle de la concentration d’enfants de deuxième génération d’immigrés jouent dans l’évitement d’un établissement, par exemple. Est-ce qu’en plus de la variable sociale la variable ethnique joue sur l’attractivité de certains établissements ?
Quel rôle joue le secteur privé sous contrat dans la ségrégation ? Est-ce qu’on doit se priver du privé pour apporter plus de mixité ?
Difficile à dire, cela dépend des territoires comme le montrent des expérimentations menées et impulsées par la ministre Vallaud Belkacem qui ne concernent que le secteur public et permettent d’améliorer la mixité sociale de ces établissements. Pourtant, de manière générale, on met souvent en avant la question de la réforme de la carte scolaire pour améliorer la mixité sociale. Mais on observe avec les données que les familles mécontentes de la sectorisation inscrivent leur enfant dans le privé, si cette offre du privé existe. Donc, selon moi, c’est un frein important aux politiques de mixité sociale. On peut améliorer la situation uniquement au sein du public. La ségrégation dans les établissements publics est une réalité, mais faire sans la contribution du privé me semble impossible. À Paris, par exemple, Julien Grenet a montré que le nombre d’élèves inscrits dans le privé pourrait atteindre 50 % d’ici 10 ans. Le secteur privé scolarise essentiellement des élèves issus de milieux favorisés, qui par définition ne sont pas dans le secteur public.
Comme le dit Etienne Butzbach, si on affirme que la ségrégation sociale est territoriale, et qu’il s’agit d’une question résidentielle, cela permet de se dispenser de faire quelque chose. Cet argument « on ne peut rien faire sans la contribution du privé » s’apparente à celui selon lequel « on ne peut rien faire sans revoir la mixité sociale dans l’habitat ». Certes, à certains endroits, il peut y avoir plus de mixité sociale uniquement en prenant le public, mais globalement le privé est un frein. La question que l’on peut se poser est la suivante : « à quel besoin correspond le privé aujourd’hui ? Quel est son objectif aujourd’hui ? Pour les établissements publics, il peut aussi y avoir un sentiment de frustration dans la mesure où, contrairement à eux, les établissements privés peuvent sélectionner et se « débarrasser » d’élèves s’ils le souhaitent.
Dans votre étude, vous n’opposez pas la situation ville-campagne ?
Je n’oppose pas les grandes villes aux villes moyennes. Pour le rural, il y a peu d’établissements, donc la question du choix se pose moins et la question de la ségrégation se présente de manière moins forte. C’était important de montrer qu’il ne s’agissait pas d’une question parisienne ou de grandes villes, mais d’une question plus large.
Vous écrivez que la ségrégation scolaire ne serait pas due seulement à la ségrégation spatiale, mais qu’elle serait le résultat d’un environnement institutionnel et un élément structurant de l’école française. Pourriez-vous revenir sur cette conclusion sans appel ?
Cela est très bien illustré par le film « La lutte des classes » qui montre une famille à Bagnolet. La question du choix scolaire devient une question pour les parents au fur et à mesure. Quand des familles ont plusieurs collèges environnants, la question de mettre son enfant ailleurs que dans le public se pose à eux. On fait reposer sur ces familles le dilemme que Najat Vallaud Belkacem résume par le difficile choix entre « être bon citoyen ou un bon parent ». Le système, en laissant la responsabilité aux familles, pousse les parents à entretenir le phénomène de ségrégation parce qu’il n’y a pas grand monde qui va privilégier de ne pas être un bon parent…
Vous démentez tout fatalisme à un diagnostic sans appel et votre ouvrage esquisse quelques propositions et expérimentations. Lesquelles avez-vous identifiées?
Une mesure qui fonctionne très bien en termes de mixité sociale, mais qui pose plein d’autres problèmes, est la fermeture d’établissements ultra-ségrégués et la répartition de ces élèves dans des établissements plus favorisés socialement. Mais il faut une capacité d’accueil dans d’autres établissements. Toutefois, on fait reposer la responsabilité de la ségrégation sociale sur les enfants de milieu défavorisé puisque ce sont eux qui se déplacent dans un collège qui n’est pas en bas de leur immeuble. Pour les équipes éducatives, la fermeture d’un établissement n’est pas une question évidente. Cette mesure pose de nombreuses questions, mais si l’objectif est la mixité sociale, cela fonctionne bien. Il y a un arbitrage qui se pose aux acteurs locaux et à l’Éducation nationale.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
Youssef Souidi, Vers la sécession scolaire ? Mécaniques de la ségrégation au collège. Avril 2024. Fayard