Etre lycéen de la voie professionnelle, hier et aujourd’hui
Malgré des réformes destructrices, et bien qu’elles concernent 1/3 des lycéens, il est très peu question de la voie professionnelle, et de ses élèves. Ces derniers vivent cette orientation souvent comme une voie de garage, voire une impasse. Le film « Nos vies adultes » met sous le feu des projecteurs des élèves -souvent abîmés, mais résilients- du lycée professionnels de Tournon en Auvergne. Alexandre Hilaire apporte dans un film sincère et sensible « Nos vies adultes » à la fois un éclairage de l’intérieur, mais aussi le regard distancé de l’ancien lycéen devenu adulte. En donnant la parole aux lycéens d’hier comme à ceux d’aujourd’hui, Alexandre Hilaire interroge la place de ces élèves dans la société, ou celle que leur fait la société, c’est la question de l’essence-même du lycée professionnel.
Retour vers le passé
Les premières images du film d’Alexandre Hilaire sont celles du lycée professionnel de Tournon, des images d’un grand bâtiment déshumanisé, vide, gris, comme le ciel. Les élèves l’appellent Alcatraz. Le film s’ouvre sur ces mots du réalisateur, des mots dits d’une voix neutre, presque désincarnée, peut-être à l’image d’un système : « 1997, j’ai 17 ans, c’est ma 1ère année au lycée professionnel de Tournon en Ardèche, je commence un BEP électronique. Le toit du lycée ressemble à celui d’une usine et je ne connais personne parmi les élèves. Je me demande ce que je fais là. Suis-je encore à l’école ou déjà au travail ? »
Alexandre Hilaire revient sur ses années lycée durant lesquelles ses années il réalise un court-métrage « meurtre noir » avec des amis et l’aide de professeures. Il part à leur rencontre, 20 ans après, en mêlant son regard et des images du passé à celles d’aujourd’hui, des anciens lycéens devenus adultes et de lycéens d’aujourd’hui. La violence du sujet du film tourné reflète la colère froide et la violence qu’il ressent : Alexandre met en scène une professeure schizophrène qui tue des élèves à cause de leurs mauvaises notes. On entend ses mots qui pourraient être ceux de nombreux lycéens. La voix off, une voix blanche, celle d’Alexandre, résonne, mais elle pourrait prendre le visage de nombreux élèves au destin similaire : « Je suis en colère mais je ne le montre pas. Je suis en colère parce que je voulais aller en seconde générale en option cinéma. Je ne me souviens pas du visage de la conseillère d’orientation mais de ses mots ‘Elève moyen, c’est trop juste’. Je vais aller en pro. Dans ma famille, personne n’a fait d’étude, alors on n’insiste pas. Je ne me rends pas compte ce que cela détermine pour moi pour le moment et pour plus tard. »
Des portraits croisés de lycéens d’aujourd’hui et ceux d’hier devenus adultes
20 ans après, Alexandre Hilaire transforme cette colère et l’apprivoise peut-être dans ce film. Il retrouve les anciens adolescents David, Jérémie, Aïedine ses camarades et sa professeure de français Malika : ensemble, ils évoquent leurs années dans le lycée des années 90. Aucun élève n’était là par envie. Et d’ailleurs, aucun de ces anciens lycéens ne travaille dans le champ professionnel de leur formation.
Alexandre rencontre et filme des lycéens d’aujourd’hui : ces portraits croisés confronte leurs destin et points de vue. Et leur portraits et mots résonnent avec ceux de la génération précédente, Valentin apparaît en miroir d’Alexandre, comme si le lycée professionnel était resté « un espace qui interdit de rêver ».
Entre hier et aujourd’hui, le film d’Alexandre Hilaire met à l’honneur le lycée professionnel, dont on parle si peu. Car l’école, le lycée, implicitement, le lycée renvoie au lycée général, comme si c’était le « véritable » lycée, reléguant les lycéens professionnels, au second rang, dans l’ombre, ou à une place d’infériorité. Alexandre décrit des traces de son passé : une « parole hésitante, un manque de confiance en soi ».
Quel lycée professionnel pour ne pas en-fermer les possibles ?
Le lycée professionnel, c’est le lycée des pauvres, il rassemble majoritairement une jeunesse issue de parents non-diplômés, ou issus de l’immigration. Le lycée professionnel a subi des réformes depuis 2019, le qualificatif « professionnel » chasse toujours plus la dimension éducative du lycée. Malika, dans le film, déplore les réformes menées qui font des élèves des « exécutants, des travailleurs qui seront corvéables à merci » et non « des êtres pensants, des êtres conscients ». Depuis Alexandre, en 20 ans, les élèves ont perdu des heures d’enseignement général. Malika regrette que l’enseignement du français perde son approche culturelle et littéraire pour devenir un enseignement fonctionnel, au service de rédaction de CV, de rapport de stage, de notes techniques. Le lycée -professionnel comme général- ne doit-il pas ouvrir les champs des possibles, apprendre aux élèves et former des citoyens conscients ? Dès lors, en fermant les horizons et enfermant les possibles des élèves, que leur propose le lycée professionnel ?
Ce film est à voir sur France TV durant tout le mois de juin 2024.
Djéhanne Gani