Le projet de réforme des lycées professionnels est un changement majeur dans l’histoire de l’Ecole. Il représente le recul de la démocratisation scolaire pour les 650 000 élèves de la voie professionnelle et donc un recul d’une éducation égalitaire et émancipatrice pour tous les élèves. La réforme de 2018 avait déjà considérablement réduit le temps d’enseignement général. Le projet de réforme du président Macron est clair : “mettre les débouchés professionnels, les entreprises au cœur du projet”, pour des « lycées professionnels […] davantage ouverts à l’apprentissage et aux entreprises locales“. La réforme de la voie professionnelle illustre une vision restrictive de cette formation, à l’aune de l’employabilité à court terme et au détriment de sa visée éducative.
Ne devrions-nous pas tendre, non vers moins d’École pour certains élèves, mais vers une autre École pour tous les élèves?
Une réforme qui renforce un système éducatif de sélection sociale et une école des classes
Les élèves issus des lycées professionnels, 1/3 de notre jeunesse, sont issus majoritairement des milieux les plus défavorisés. 70% des élèves de lycée professionnel sont enfants d’ouvriers, d’inactifs ou d’employés. Pour 93% des lycée professionnels, l’IPS (Indice de Position Sociale) est inférieur à la moyenne nationale. Pour rappel, la France est déjà le pays d’Europe où les origines de naissance impactent le plus les trajectoires scolaires des élèves. À cet égard, on peut parler de l’école des classes.
Le modèle éducatif français est un modèle de sélection sociale : sous couvert de l’illusion de la « fable méritocratique », il orchestre le séparatisme social et scolaire sans remise en question malgré la reproduction à l’œuvre. L’École en France, est moins une affaire de « méritocratie » que d’« héritocratie ». Certains sociologues – Dubet, Duru Bellat – parlent de « perdants » du système scolaire, à rebours du discours fable méritocratique, qui masque les effets des inégalités réelles sociales, culturelles et autres. Les « Exceptions consolantes » expression de Ferdinand Buisson, (directeur de l’enseignement primaire de Jules Ferry) que reprend Jean-Paul Delahaye (ancien numéro 2 du ministère Peillon, auteur d’un rapport sur la grande pauvreté) ne doivent pas masquer le déterminisme social et scolaire du système éducatif « faire oublier l’injustice foncière qui reste la règle générale. »
Une double tutelle programmatique : « l’Ecole n’est pas faite pour les pauvres »
La double tutelle ministérielle Education Nationale – Travail de la secrétaire déléguée à la formation professionnelle est programmatique. Ce qui est proposé, avec l’augmentation de la période de stage, c’est moins d’École pour les classes populaires, les plus pauvres. Cette réforme de la voie professionnelle exclut les élèves hors de l’école pour les inscrire davantage dans le monde du travail, n’oublions pas que dans « lycée professionnel », il y a « lycée ». L’augmentation du temps de stage diminue d’autant le temps de formation au lycée. En mars 2022, Sigrid Gérardin, co-secrétaire générale du Snuep-FSU, s’alarmait des propos d’E Macron sur le lycée professionnel :”Le pire est devant nous. Un tiers des jeunes lycéens vont être exclus de l’école”. Oui, alors « l’Ecole n’est pas faite pour les pauvres » pour reprendre un titre du dernier ouvrage paru en 2022 de Jean-Paul Delahaye, elle les trie et les oriente vers la voie professionnelle, sur le chemin de l’employabilité et des besoins court-termismes des entreprises.
Les élèves de la voie professionnelle n’auraient-ils pas droit à une formation égalitaire ? Ils devraient rejoindre le marché du travail, et le statut de travailleur, comme le laisserait entendre la double tutelle ministérielle Éducation Nationale – Travail. Ces élèves ne « mériteraient » -ils pas une formation scolaire, de projets pédagogiques et culturels ? L’École, c’est aussi le lieu de construction de la citoyenneté. Quelle finalité voulons-nous pour le lycée professionnel, celui de l’employabilité ? et au-delà, quelle société construisons-nous, à opposer main d’œuvre et acquisition d’un capital culturel ?
Inégalités et privatisation du lycée professionnel
Le modèle du président Macron est celui de l’apprentissage, ce qui soulève tout de même quelques questions. Un apprenti est considéré comme un jeune travailleur avec un contrat de travail et une rémunération. La rémunération des apprentis est aussi un élément de la concurrence entre lycées professionnels et CFA, et ce d’autant si l’on considère que l’enjeu financier pour des élèves de milieu défavorisé n’est pas neutre. En lycée professionnel, le taux de décrochage est 4 fois moins élevé (13% contre 40% en apprentissage) et le taux d’accès aux diplôme est également bien supérieur.
Par ailleurs, le contrôle par l’Etat du respect des engagements des employeurs en termes de formation, d’encadrement, de respect des horaires et des conditions de travail est insuffisant et les apprentis ont peu de recours vu les difficultés à trouver une entreprise en particulier pour les CAP. De plus, l’apprentissage est un modèle inégalitaire, genré, et discriminant : il y a plus de filles – 42,5 contre 28,1% – et d’élèves issus de l’immigration dans la voie scolaire qui, elle, accueille et forme tous les élèves. Enfin, vouloir réduire la réussite de l’insertion professionnelle à l’apprentissage fait fi du rôle des diplômes comme de la formation intellectuelle et citoyenne de l’élève dans l’insertion professionnelle.
L’objectif affiché d’un million d’apprenti à la fin du quinquennat soulève également quelques questions. L’apprentissage recouvre des réalités diverses et concerne majoritairement les jeunes dans l’enseignement supérieur, et non l’infra-bac. Il y a donc une confusion quand on parle d’apprentis. Le projet de réforme du lycée professionnel entend transformer l’élève de lycée professionnel en « apprenti » : ce n’est pas un détail, c’est un changement de finalité de l’École et son renoncement à former ces jeunes et de les accompagner au profit d’une formation d’entreprise qui répond à des besoins d’emploi. Leurs besoins d’ouverture et formation intellectuelle et culturelle, de médecine ou restauration scolaires sont relégués en second rang.
Une main d’œuvre bon marché: des élèves au service de l’entreprise payés par l’État et l’argent public
Le président Macron s’engage à augmenter la période de stage en entreprise et à rémunérer les lycéens « parce que tout travail doit payer», de 50 euros en Seconde à 100 euros en Terminale par semaine. Le glissement de l’élève « stagiaire » à l’élève « travailleur » est donc opéré. Et par qui les « élèves » ou travailleurs doivent-ils être « payés » ou « indemnisés » ? L’entreprise ou l’État ? Les élèves de lycée professionnels, citoyens, ont-ils besoin de plus de stages, ont-ils besoin que ces stages soient payés ou ont-ils besoin de stage et de maîtres de stage qui les accompagnent et les forment ? Les élèves n’auraient-ils pas besoin de plus d’École et d’être formés et également accompagnés pour lutter contre les obscurantismes et le populisme. L’État ne devrait-il pas davantage investir ou faire le pari de l’École plutôt que celui de l’entreprise?
S’il s’agit de lutter contre la pauvreté et de soutenir la scolarité des élèves, pourquoi ne pas miser sur les bourses ou autres dispositifs d’aides aux élèves ?
Un changement de structure et culture scolaire : transformer l’École à l’aune de la voie professionnelle
La réforme de la voie professionnelle doit s’inscrire dans une réforme ambitieuse du système éducatif dans son ensemble, en prenant en compte les enjeux sociaux, démocratiques et écologiques.
La voie professionnelle est à transformer : elle concentre de nombreuses inégalités, sociales, de genre, elle incarne un système éducatif inégalitaire, comme la voie de la relégation sociale et scolaire. Mais ne serait-ce pas l’ensemble du système éducatif qu’il faudrait réinterroger et ce en amont de l’orientation en lycée, et ce pas uniquement sous le prisme du milieu entrepreneurial. Ne serait-ce pas dès le collège, que la culture scolaire de tous les élèves devrait évoluer en faisant de la place à la culture manuelle, à l’enseignement des savoirs pratiques ? Pour valoriser la culture manuelle, artisanale, il est nécessaire de lui faire une place dans le système éducatif, en introduisant des savoir-faire, des savoirs pratique à l’Ecole, notamment au collège pour tous les élèves.
Par ailleurs, pour déghettoïser et démarginaliser l’enseignement professionnel et ses élèves, ne pourrait-il pas être intégrer dans un lycée pour tous les élèves, en y revalorisant les disciplines générales, en y introduisant la philosophie.
Ensuite, il faudrait avoir une vision anticipatrice : selon la chambre des métiers et de l’artisanat, 300 000 entreprises seraient à reprendre dans les 2 années à venir, et 20 à 25 % des savoir-faire artisanaux disparaîtraient faute de transmission selon la Fabrique de l’industrie.
Ne faudrait-il pas, à rebours de considérations court-termistes de besoin de main d’œuvre, réactualiser des formations en adéquation avec les nouveaux métiers à venir ? La carte des formations ne devrait-elle pas évoluer, non pas pour répondre à des besoins immédiats mais aux défis de la société, notamment de la transition écologique?
Pour conclure, ce vers quoi nous devrions tendre, n’est peut-être pas moins d’École pour certains élèves, mais peut-être une autre École pour tous les élèves.
Djéhanne Gani