Alors que l’éducation à l’environnement prend une place croissante dans les pratiques et programmes scolaires, le sociologue Julien Vitores invite à dépasser une vision idéalisée et prétendument neutre de la nature.
En analysant des dispositifs comme les classes dehors ou les jardins pédagogiques, il montre dans son enquête La nature à hauteur d’enfants publiée aux éditions La découverte, que le rapport à la nature est socialement construit et inégalement transmis, selon les milieux sociaux. « Il me paraît donc important de ne pas le dépolitiser derrière un vocabulaire faussement consensuel (le « contact », la « sensibilité ») », écrit-il, soulignant que la relation à la nature peut aussi être un lieu d’inégalité et de rapports de domination. À travers cette lecture critique, Julien Vitores met en lumière les logiques de reproduction sociale à l’œuvre dans l’éducation environnementale.
« Pour les familles les plus précaires, les normes scolaires peuvent devenir culpabilisantes […] alors même que, si on prend un peu de recul, ce sont bien souvent des familles qui sont, malgré elles, très économes ». Il rappelle que « l’école ne peut pas tout » sans politiques redistributives ambitieuses.
Pourquoi avez-vous choisi d’étudier le rapport des enfants à la nature ? Qu’est-ce qui, en tant que sociologue, vous a conduit à interroger cette notion, pas si « naturelle » ou « évidente » qu’on le pense de prime abord ?
Ces dernières années, on observe un regain d’intérêt pour les pédagogies centrées sur le contact des enfants avec la nature, sur la libre exploration des espaces naturels. Derrière cet engouement contemporain, on retrouve en réalité des idées anciennes sur la proximité entre les enfants et la nature, que l’on peut faire remonter aux textes de Rousseau. Dans les textes de pédagogie, les enfants sont parfois désignés comme de « petits naturalistes en herbe » : il suffirait de les conduire au plus près de la nature pour qu’ils s’émerveillent devant le monde, cherchent à en explorer les moindres recoins, portés par leur curiosité naturelle.
Cette idée d’un attrait spontané et instinctif pour la nature m’a paru un peu simpliste. Quand on observe les enfants dans des espaces naturels, on constate que tous ne sont pas aussi à l’aise : certains ont peur des insectes tandis que d’autres s’amusent à nommer les choses qui les entourent. Par ailleurs, la « nature » c’est une notion très vaste, donc en pratique, la curiosité enfantine peut s’orienter vers des choses très différentes, selon les enfants et selon les contextes. Chercher à comprendre l’origine de ces variations me semblait être un bon point de départ pour une enquête de sociologie de l’enfance.
Vous montrez que le rapport à la nature est socialement construit. Quels écarts concrets avez-vous observés selon les origines sociales, les pratiques familiales ou les genres ?
Au cours de mon enquête, j’ai constaté que les enfants des classes supérieures et ceux des classes populaires n’avaient bien souvent pas la même familiarité avec la nature. Les enfants les plus dotés en ressources économiques et culturelles étaient bien plus enthousiastes à l’idée de me parler de leurs expériences familiales, là où ceux de classes populaires se montraient plus hésitants, incertains de leurs réponses. Certains ne comprenaient pas à quoi ce terme de « nature » faisait référence. Mais la socialisation à la nature diffère également selon que les parents appartiennent plutôt aux fractions « économiques » ou « culturelles » des classes supérieures, selon qu’ils résident en milieu urbain ou en contexte rural. Les sorties en nature peuvent ainsi donner lieu à des éducations très différentes, selon que les parents valorisent plutôt le goût de l’effort, l’exploration curieuse, l’éveil esthétique, la transmission de traditions familiales, etc.
La question des rapports de genre est cruciale, et on la retrouve, sous des formes parfois différentes, dans tous les milieux sociaux. Dès 4 ou 5 ans, les centres d’intérêt des filles et des garçons tendent à se différencier, et cela rejaillit dans leurs rapports à la nature. D’un côté, les garçons valorisent plutôt des activités qui impliquent de maîtriser l’environnement naturel, à l’aide d’outils, ou d’enrôler les éléments naturels dans des activités compétitives, voire agonistiques. Dans leurs jeux, les filles s’intéressent plus souvent à la dimension esthétique des éléments naturels, et mettent en avant le soin qu’il convient d’apporter aux êtres vivants. À nouveau, plutôt que de considérer cela comme un simple état de fait, ou comme une évidence, mon enquête invite à décrire les processus de socialisation de genre qui aboutissent à ce que ces différences se construisent et se renforcent progressivement, jusque dans les jeux des enfants au quotidien.
Vous parlez d’une « appropriation inégale » de la nature. Quelles conséquences cela a-t-il sur les enfants et leur rapport au monde ? Peut-on parler d’une nouvelle forme d’injustice environnementale ou d’une énième inégalité sociale ?
On peut parfois avoir l’impression que la nature est un « terrain neutre » qui échappe aux rapports sociaux, un bien commun à la portée de tous et toutes. Pourtant, il faut rappeler que la nature n’est pas gratuitement et facilement accessible pour tous les enfants. Ne serait-ce que parce que cela suppose du temps libre, de bons équipements, des moyens de transport, des espaces aménagés, accessibles, etc. Et les usages éducatifs des espaces et éléments naturels impliquent également, chez les adultes, un certain type de regard cultivé sur le monde qu’on met à disposition des enfants.
Ces inégalités environnementales ne sont pas tout à fait nouvelles, et les travaux d’histoire de l’environnement montrent que certains usages récréatifs et contemplatifs de la nature sont, depuis longtemps déjà, des privilèges de classe. Mais dans des sociétés fortement urbanisées, il n’est pas étonnant que ces inégalités se renforcent. À l’heure où ces enjeux reviennent sur les devants de la scène éducative, il me paraît donc important de ne pas les dépolitiser derrière un vocabulaire faussement consensuel (le « contact », la « sensibilité »), et de considérer que la nature est aussi un espace dans lequel peuvent se rejouer des injustices et des rapports de domination.
L’école est perçue comme un levier d’accès égalitaire à la nature. Or, vous montrez qu’elle peut aussi contribuer à reproduire les inégalités. Pourquoi ? Et comment cela se manifeste-t-il dans les pratiques éducatives ?
Il est certain que l’école peut jouer un rôle de levier pour corriger certaines inégalités, en particulier en matière de découverte du monde et de la nature. Mais d’un point de vue sociologique, l’école c’est aussi le lieu dans lequel les enfants réalisent qu’ils et elles n’ont pas les mêmes expériences personnelles, et que leurs connaissances n’ont pas la même valeur aux yeux du corps enseignant.
Par exemple, à l’école maternelle, une grande partie des activités implique d’apprendre à « nommer » les choses, et les connaissances sur la nature sont très souvent valorisées. Un des scénarios éducatifs les plus ordinaires consiste à interroger les enfants avant de donner – ou de confirmer – la bonne réponse. À ce petit jeu, les enfants des classes moyennes et supérieures savent bien souvent se distinguer par leurs connaissances de la nature, et sont souvent décrits par les adultes comme déjà « stimulés », « éveillés ».
À l’inverse, pour beaucoup d’enfants des classes populaires, cela implique plus souvent de se tromper et de ne pas avoir la bonne réponse, parfois d’être corrigés et repris par leurs camarades. Comme l’ont montré d’autres enquêtes, cela peut constituer, dès l’école maternelle, une forme de « violence symbolique », pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu. Certains enfants prennent goût à ce jeu scolaire, tandis que d’autres cherchent à s’illustrer par d’autres moyens, quitte à transgresser l’ordre scolaire.
L’éducation à l’environnement (EDD) se veut porteuse de valeurs universelles comme la sensibilisation ou l’éveil éco-citoyen. En quoi cette « écologie scolarisée » est-elle elle-même traversée par des clivages sociaux et des logiques de normalisation comme de reproduction ?
L’école est un espace où beaucoup d’enfants découvrent les questions écologiques et la nécessité de « respecter » et de « protéger » la nature ou l’environnement. Au-delà des connaissances sur la nature, c’est donc aussi un lieu de transmission d’une morale écologique, d’une forme d’éco-civisme, qui consiste à ne pas dégrader les espaces naturels, à ramasser ses déchets, ou encore à adopter des « petits gestes » dans le quotidien – des gestes que les enfants sont parfois encouragés à transmettre à leurs parents.
Là aussi, il faut bien voir que cette sensibilisation se heurte à la grande diversité des expériences familiales, entre des familles très « écolo » dans lesquelles ces attentes scolaires sont perçues comme « la base » d’une forme de bon sens écologique, et d’autres dans lesquelles cela ne fait pas véritablement partie des préoccupations du quotidien. Pour les familles les plus précaires, les normes scolaires peuvent devenir culpabilisantes. Ce sont des parents qui me disent ne pas avoir le temps ou l’énergie pour changer leur mode de vie, et qui se font parfois reprendre par leurs propres enfants (« Pourquoi nous on fait pas ça à la maison ? »). Alors même que, si on prend un peu de recul, ce sont bien souvent des familles qui sont, malgré elles, très économes.
Quelles pistes pour repenser l’éducation à la nature à l’école ? Peut-on imaginer une approche ( par et à l’école ) véritablement émancipatrice et égalitaire ?
En invitant à prendre avec du recul l’enthousiasme spontané que suscitent certaines innovations pédagogiques, on se retrouve parfois dans un rôle de sociologue « rabat-joie ». Pour autant, j’espère que mes travaux permettront justement de penser ces questions et de prendre à bras-le-corps la question des rapports à la nature et de l’éducation à l’environnement, tout en s’efforçant, conjointement, de ne pas reproduire les inégalités sociales.
Je n’ai pas de solution miracle à proposer, mais une première piste consisterait à ne pas trop exacerber l’opposition entre nature et culture, entre les espaces naturels et les choses du quotidien, y compris urbain. C’est ce qu’on observe déjà dans les pédagogies Freinet par exemple, qui valorisent la découverte des milieux, sans hiérarchiser a priori la légitimité des espaces que les enfants découvrent. Un des enjeux, à mon sens, consiste donc à encourager la découverte du monde sans sacraliser la « Nature » avec un grand « N ».
Enfin, il faut également avoir conscience du fait que l’école ne peut pas tout, et que malgré toutes les bonnes volontés du monde enseignant, les inégalités entre enfants ne pourront être pleinement réduites qu’en menant par ailleurs des politiques redistributives ambitieuses. Cela suppose d’interroger la question des moyens dont disposent les parents, mais aussi la question du temps libre, des espaces accessibles – autant de choses qui permettent d’investir le monde naturel dans des conditions qui favorisent l’éveil et la découverte.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
Julien Vitores : La nature à hauteur d’enfants. Socialisations écologiques et genèse des inégalités. Editions La Découverte, 2025. (256 p.)
(Crédit photo: Tiavina Kleber)