« Comment ne pas voir que tout ce cirque de la préparation des contrôles, des examens, des concours n’a strictement rien à voir avec la qualité des apprentissages, la profondeur des compréhensions et la curiosité à découvrir des choses nouvelles ? » demande Bernard Lahire dans cet entretien au Café pédagogique. Le sociologue, directeur de recherche au CNRS vient de publier Savoir ou périr aux éditions du Seuil. « Savoir ou périr » un titre provocateur ou le rappel nécessaire à l’heure des fausses nouvelles, de l’opinion, de la révolution numérique ? Pour Bernard Lahire, « depuis les origines de l’humanité, le savoir est un des grands moyens d’adaptation à l’environnement ».
Dans son ouvrage, il livre une analyse critique du système éducatif français, un « système de terreur », des programmes surchargés, du pilotage par l’évaluation, du statut de l’erreur, du bachotage, du tri des élèves.
En ce jour de rentrée pour les 12 millions d’élèves, Bertrand Lahire invite à remettre en question le système éducatif, à identifier des leviers transformateurs, au service du sens propice au bien-être des élèves et des personnels, de la réflexion avec le goût du temps long et du long terme.
Vous faites un tableau bien noir de la situation du système éducatif. Quels constats faites-vous ?
J’aurais pu dresser un tableau bien plus noir encore. Par exemple, j’ai seulement évoqué dans ce texte la question du rapport des classes sociales à l’école, parce que j’y avais consacré un énorme ouvrage, fruit d’une longue recherche collective[1], il y a seulement cinq ans de cela. Je me suis concentré sur quelques points centraux qui concernent le système scolaire dans son ensemble, du primaire au supérieur, en reliant les processus d’apprentissage et les processus de création scientifique. Je pointe tous les dysfonctionnements et tous les obstacles qui empêchent les élèves d’apprendre, et les chercheurs de créer de nouvelles connaissances scientifiques.
Au centre de mon diagnostic, il y a la question du temps : temps d’apprentissage, temps de la recherche. Et plus précisément la question du manque de temps, qui est liée au volume excessif des programmes scolaires pour les élèves, et à toutes les forces de dispersion et de déconcentration pour les chercheurs. Quand vous ajoutez à cela l’obsession de l’évaluation, qui fait que le système est entièrement piloté par l’objectif d’évaluer les élèves comme les chercheurs, tout contribue à rendre difficiles les apprentissages comme les découvertes scientifiques. L’accélération des séquences pédagogiques « pour terminer le programme » et le « bachotage » remplacent l’imprégnation lente et la compréhension profonde des problèmes, et la recherche routinisée, « pousse-bouton » disait le mathématicien Alexandre Grothendieck, empêche la véritable recherche, celle qui débouche sur des découvertes de réalités inconnues.
Quels effets sur l’individu et la société a ce système que vous qualifiez de « régime de terreur » et jugez « destructeur » de curiosité de l’enfant ?
La terreur, c’est celle de l’enfant qui a peur des contrôles, peur de faire des fautes, peur des mauvaises notes, peur du jugement scolaire et de la réaction de ses parents. La peur ne prédispose pas à comprendre et à apprendre. L’obsession évaluative a détourné l’école de sa fonction de transmission des connaissances. L’institution scolaire fonctionne comme une machine à évaluer, à classer et à trier, et comme par définition seule une minorité d’élèves parviennent au sommet des classements, la majorité des élèves sont maltraités. Même les meilleurs élèves vivent parfois dans la crainte de perdre leur place, de déchoir. Au plus haut niveau scolaire, le système des concours d’entrée aux grandes écoles fait que des élèves recrutés dans les classes préparatoires sur la base de leurs très bons résultats scolaires vivent en majorité un échec au moment du concours, ce qui est un comble pour des élèves sur-sélectionnés et surentraînés, qui faisaient partie des meilleurs élèves de Terminale.
Et puis, comment ne pas voir que tout ce cirque de la préparation des contrôles, des examens, des concours n’a strictement rien à voir avec la qualité des apprentissages, la profondeur des compréhensions et la curiosité à découvrir des choses nouvelles ? L’école devrait être le lieu du plaisir d’apprendre, où l’on entretient et alimente la curiosité de l’enfant ou de l’adolescent. Au lieu de cela, c’est devenu le lieu de la compétition, de la recherche des bons classements, de la démonstration de sa capacité à performer dans les temps et selon des modalités déterminées. Grothendieck parlait de « mathématique sportive » pour désigner cette mathématique de la performance qui forme de bons techniciens des mathématiques, qui resteront incapables d’aller au-delà de ce qui est connu (ils seront des « casaniers », dit encore Grothendieck, et non des « bâtisseurs »).
Au final, les élèves apprennent mal, perdent leur capacité d’émerveillement, développent une peur des mauvais résultats et, programme scolaire oblige, les enseignants se trouvent contraints de passer vite sur des questions qui sont comprises très superficiellement par les élèves. On se demande bien qui, parmi les élèves comme parmi les enseignants, peut se sentir heureux dans un tel système, qui apprend à survoler et à travailler vite, à ne pas trop s’attarder sur les choses, et à faire montre de ses capacités à performer, dans une course constante à la bonne note et à la reconnaissance.
« Savoir ou périr » ? Quel rapport entre sciences et vérité et sciences et survie selon vous ?
Depuis les origines de l’humanité, le savoir est un des grands moyens d’adaptation à l’environnement. C’est pour cela qu’il entretient un lien très profond avec la survie des groupes humains. Sans médecine, sans savoirs botaniques, zoologiques, cynégétiques, agricoles, météorologiques, etc., nous n’aurions pas survécu dans les différents environnements dans lesquels nous avons été amenés à évoluer.
On a parfois une image très caricaturale des savoirs dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, en pensant que leurs membres vivaient entièrement dans l’illusion, la pensée mythique et magique. Si cela avait été le cas, les groupes humains n’auraient pas pu résister à toutes les difficultés rencontrées (hautes ou basses températures, maladies, risque d’empoisonnement, prédateurs, intempéries, etc.). Le savoir doit donc nécessairement être un minimum congruent à la réalité, et dire des choses vraies sur la réalité. Évidemment, la science qui est apparue autour du XVIIe siècle entretient un rapport très étroit avec la vérité et est donc particulièrement adéquate pour saisir la réalité. C’est pourquoi il est impossible quand on est un scientifique d’être un pur relativiste : la science prouve, par sa capacité à maîtriser et à transformer le réel, qu’elle saisit bien des aspects importants du réel.
Vous appelez à ralentir, à la « slow science ». Pour quelles raisons ralentir et alléger les programmes ?
Ralentir est la condition même de toute pensée véritable. Cela est valable pour l’enfant qui apprend comme pour le savant qui crée de nouveaux savoirs, résout des problèmes ou découvre de nouvelles connexions entre phénomènes. Cela suppose du temps, de la profondeur, de reprendre le même problème sous des angles ou dans des contextes différents. Sans cela, on survole et on reste à la surface des choses.
Je vous donne un exemple qui m’a beaucoup frappé. Dans son autobiographie[2], Richard Hoggart parle de son parcours de formation universitaire en littérature dans l’Angleterre de la première partie du XXe siècle. Il dit que ses camarades et lui avaient tellement de mémoires et de travaux à rendre sur des auteurs différents, de genres et d’époques différents, qu’ils ne pouvaient pas se laisser « pénétrer » par la « force des œuvres » qui les auraient détournés de leurs objectifs scolaires. Et il raconte que c’est longtemps après avoir achevé ses études de lettres qu’il a lu in extenso une œuvre de Shakespeare – Hamlet – qui l’a bouleversé. Cela en dit long sur la pérennité de ce problème scolaire.
La révolution de l’enseignement que vous souhaitez, c’est une question de pédagogie ? et auquel cas, laquelle plus précisément ?
Ce n’est pas qu’une simple question de méthode pédagogique, et il serait d’ailleurs présomptueux de ma part de prétendre détenir « la » bonne méthode pour que les élèves puissent apprendre dans de meilleures conditions. Mais c’est une question de vision d’ensemble qui force à tout repenser. Et tout doit être fait en même temps si l’on veut produire des effets révolutionnaires : l’allègement des programmes, l’allongement des temps passés sur les questions abordées, la revalorisation de l’erreur, la minorisation de la culture de l’évaluation, la fin du bachotage et de la culture de la préparation permanente à des examens, la prise en compte de la curiosité des élèves, de leurs interrogations existentielles, etc.
On trouvera sans doute utopique (ou irréaliste) une telle restructuration d’ensemble, mais quand je vois les dégâts que l’école produit, je me dis qu’il serait difficile de faire pire. Quand on voit la peur de faire des fautes, la peur de la grammaire ou des mathématiques, la peur des examens et des mauvaises notes, et le mal-être de nombre d’élèves, du primaire au classes préparatoires aux grandes écoles, on ne devrait pas hésiter une seule seconde concernant la nécessité de faire souffler un vent révolutionnaire sur tout cela !
Propos recueillis par Djéhanne Gani
Bernard Lahire, Savoir ou périr, Seuil, 2025. EAN : 9782021588965
[1] Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants (sous la dir. de Bernard Lahire), Paris, Le Seuil, 2019, 1232 p. (Point-Seuil, 2021).
[2] « Richard Hoggart : la force du déplacé », Préface à 33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, de Richard Hoggart, Éditions Hors d’atteinte, 2025, p. 9-24.