«La pédagogie peut renverser la sociologie», cette affirmation du ministre de l’Éducation nationale assume la fonction et l’ambition sociale de l’École comme sa visée émancipatrice pour tous. Une bonne nouvelle donc? Non, cette phrase limite également l’action de lutte pour l’égalité dans le champ de la classe, et non de l’École ou de la politique. En semblant donner toute-puissance à l’École, aux professeurs, cette phrase ne masque-t-elle pas ou ne justifie-t-elle pas l’inaction et l’absence de volonté politique de lutte contre les inégalités? Des inégalités qui pèsent sur le destin scolaire, des inégalités sociales, culturelles, de conditions de vie et de socialisation si bien que l’on peut parler de «destin au berceau» comme Camille Peugny ou d’ «enfances de classes De l’inégalité parmi les enfants» comme Bernard Lahire. Les sociologues ont, en effet, illustré et documenté les liens entre inégalités construites dès l’enfance, réussite scolaire et inégalités futures de l’adulte.
L’École ne peut pas tout
Souligner le rôle de la pédagogie dans le système scolaire est une excellente nouvelle : enseigner ne s’improvise pas. L’éducation est un domaine d’expertise à reconnaître pleinement, nul professeur ne s’en offusquera. Enseigner n’est pas un métier d’exécution, d’application de «kit» à penser, mais un métier du lien, un métier humain, ce qui en effet nécessite le recours à la pédagogie. Que la formation des professeurs prenne en compte la pédagogie, la sociologie, la lutte contre les inégalités est et serait donc une excellente nouvelle. On pourrait ajouter des formations sur la psychologie de l’enfant et encore tant d’autres éléments. Pourtant tout cela ne sera pas suffisant «pour renverser la sociologie», les déterminismes.
Donner une telle responsabilité à l’École, au professeur, c’est l’isoler, et l’accabler d’une lourde mission, impossible. «Renverser la sociologie», renverser les inégalités est une promesse impossible à tenir. L’École ne peut pas tout, le professeur n’est pas un superhéros, le professeur ne peut pas tout, même si souvent une petite baguette magique lui serait utile.
Et c’est souligner son échec que d’annoncer l’impossible. C’est le condamner au malheur de son impuissance.
Pour que le professeur puisse enseigner, il a besoin de conditions préalables. Il a besoin d’une politique de lutte contre les inégalités et les déterminismes dès le berceau, à l’opposé d’une politique d’injustice sociale qui fabrique et alimente pauvreté et reproduction sociale.
Ériger les professeurs en superhéros: la chronique d’un échec annoncé
Asséner la mission de renverser la sociologie au professeur, c’est aussi déresponsabiliser l’État et les politiques éducatives menées et la nécessité des autres acteurs de cohésion et d’action sociale, comme le personnel médico-social dans et hors des établissements scolaires. Les maisons de santé accessibles à tous, l’accompagnement à la parentalité, les assistantes sociales, les orthophonistes, les psychologues, les pédo-psychiatres, les associations sportives et culturelles, les structures d’éducation populaire … sont autant d’acteurs essentiels pour accompagner les élèves, et leur famille. Concentrer la responsabilité sur la classe, sur le professeur, c’est le renvoyer à la solitude alors que l’éducation est une affaire collective. L’échec scolaire relève d’une responsabilité collective, il résulte d’une société inégalitaire.
De la nécessité des choix politiques pour renverser les inégalités
La question des effectifs de classe est un levier, identifié par le ministère comme le montrent les dédoublements en REP. Pourtant, la France est le pays où les effectifs de classe sont plus nombreux que la moyenne européenne. Le rôle des contenus scolaires dans la fabrique de l’échec scolaire pourrait également être interrogé. Pourquoi classer les disciplines et les savoirs si ce n’est (pré)définir une hiérarchie sociale? Les conséquences de l’absence de mixité doivent également être assumées : la concentration des difficultés que peut générer le séparatisme social et scolaire favorisé par l’école privée a des effets négatifs sur les élèves les plus fragiles. La politique éducative ne devrait-elle pas être menée au regard des plus fragiles, «pour renverser la sociologie» comme le porte notamment Jean-Paul Delahaye, inspecteur général de l’éducation nationale honoraire?
Le «dévouement» des enseignants ne peut, lui, renverser une politique éducative qui favorise le privé et son recours par les familles, et donc le séparatisme. C’est renforcer l’École publique dont l’École, les professeurs, la société, la démocratie a besoin. Car l’École ne peut pas tout, le volontarisme des politiques publiques est essentiel.
«Pour renverser la sociologie» et les déterminismes, c’est bien sur les inégalités qu’il faut agir, un faisceau de leviers qu’il faut actionner pour faire vivre «l’égalité, la liberté et la fraternité» au sein de notre École comme de notre société. À quand une réforme pensée sur un temps long, en profondeur et en concertation avec l’ensemble de l’écosystème éducatif, seule condition d’une réforme réussie et portée par tous et partout?
Djéhanne Gani